Jacques Espérandieu

 

 

Lundi 7 février 2011, un café, tout près de l’école militaire, à Paris. Jacques Espérandieu, 61 ans, s’assoit. Il vient de traverser Paris à pied. Homme de peu de mots, son regard est furtif, presque inquiet. Il parle de ses filles, de Jean Ferrat, de son Ardèche. Et puis du Journal du Dimanche, parce qu’il faut bien revenir sur ce qui lui est arrivé. La blessure est toujours là, béante…

 

Il cherche toujours du travail, mais à son âge… « Est-ce à cause de Nicolas Sarkozy si je ne trouve rien ? s’interroge Jacques Espérandieu. Je n’ai aucune preuve formelle, mais beaucoup de gens me le disent. On me donne aussi des conseils. Du genre : “Si tu veux être à nouveau dans ses petits papiers, demande la Légion d’honneur. Comme ça, tout le monde verra que tu es bien avec lui.” Ce serait surtout la meilleure façon de lui être redevable… » Espérandieu n’a pas réclamé de médaille. Pas son genre. Cet Ardéchois taiseux et bon vivant a toujours préféré les bouclages tardifs aux cérémonies officielles. Il est d’un autre temps, il sait ce qu’est une odeur d’imprimerie, il a connu les reportages solitaires, sans téléphone portable, les heures de gloire professionnelle, les échecs, aussi. Il a du recul.

Mais il s’ennuie. Et quand on est réputé focaliser sur soi les rancœurs d’un Nicolas Sarkozy, les propositions ne se bousculent pas. Aujourd’hui, nulle haine ni agressivité dans les propos de ce petit bonhomme qui regarde ses interlocuteurs droit dans les yeux. Rien que les doutes d’un journaliste, ex-patron d’une rédaction, empêtré dans ses relations obligées avec le président de la République. Il a été viré du Journal du Dimanche en 2008, deux ans et demi après y avoir été embauché, le 16 décembre 2005. Officiellement pour « divergence de vues sur la stratégie de développement du journal », comme l’indiqua le groupe Lagardère, dans un communiqué, le 7 mai 2008. En vérité, c’est son indocilité qui l’a perdu. Son refus de travailler avec Christian de Villeneuve, un patron de rédaction réputé proche de l’Élysée, ne l’a pas aidé. Et les réticences du pouvoir à son endroit ont achevé de ruiner sa carrière…

En France, être à la tête d’un grand média sans frayer avec le pouvoir reste un défi. C’était déjà vrai sous de Gaulle, sous Mitterrand… Sarkozy n’a pas dérogé à la règle. Avec une différence notable : l’actuel président de la République connaît et tutoie tous les patrons de presse, et cet univers l’attire autant qu’il le révulse. Une fascination absolue. Il manipule, fait et défait les rédactions, convoque, engueule, met d’office à la retraite… On est dans son camp ou dans celui de l’adversaire, pas de demi-mesure. Et ça marche, dans un pays où le journalisme politique évite souvent la confrontation, où le président Sarkozy reçoit les intervieweurs en son Château, quand il le souhaite, parfois après les avoir choisis. Où il ordonne à ses services de découvrir les sources d’organes de presse un peu trop curieux. De mauvaises habitudes qui valent d’ailleurs à la France une peu flatteuse 44e place au classement mondial de la liberté de la presse établi en 2010 par Reporters sans frontières. Juste derrière la Papouasie.

Mais frayer ne signifie pas nécessairement courber l’échine. Patrick de Carolis, l’ex-patron de France Télévisions, peut en témoigner. Il a été exfiltré en douceur à la fin de son mandat. Trop indépendant. Trop chiraquien, aussi, peut-être. Jacques Espérandieu a subi un sort plus violent. Pourtant, ce n’est pas un va-t-en-guerre. Il était donc le patron du Journal du Dimanche. Un beau produit journalistique, qui parvient, chaque semaine ou presque, à faire du « buzz ». Les politiques se bousculent pour y causer. Une bonne interview dans le JDD, c’est l’assurance de faire parler de soi durant le week-end, et même le lundi, puisque les quotidiens reprendront les phrases essentielles. Nicolas Sarkozy, à qui rien n’échappe en matière de médias, connaît l’importance stratégique du JDD. L’hebdomadaire appartient à l’empire Lagardère, c’est logiquement une garantie de tranquillité, puisque l’héritier du groupe, Arnaud Lagardère, a présenté le président de la République comme son « frère ». Mais l’épisode Genestar, ex-patron de Paris Match, renvoyé en 2006 pour avoir publié la photo de Cécilia Sarkozy avec son amant, a laissé des traces. Il faut tenir ces journalistes qui se piquent d’indépendance, voire d’insolence. Jacques Espérandieu arrive au JDD en décembre 2005. Quelques mois après la fameuse une de Paris Match avec Cécilia Sarkozy et Richard Attias.

Autant dire que les nerfs sont à vif, chez Lagardère. Espérandieu est adjoint, d’abord, puis, trois mois après le départ de Jean-Claude Maurice, prend la direction de la rédaction de l’hebdomadaire. Il a fait l’essentiel de sa carrière à L’Express, puis au Parisien. Avant d’être obligé de quitter le quotidien populaire, victime de son rival historique, Christian de Villeneuve, à l’époque directeur de la rédaction du quotidien généraliste de la famille Amaury. C’est là-bas que leur rivalité s’est nouée. Villeneuve, authentique mondain, sait évoluer en eaux troubles, mais n’a jamais décroché ses lettres de noblesse journalistiques. Il a l’appui des journalistes de base, aime les coups, les reportages à l’étranger, les enquêtes bien senties. L’attelage aurait pu être complémentaire, ils profitent l’un de l’autre, puis en viennent à se détester. Villeneuve, fort de ses appuis, finit par l’emporter.

En débarquant au JDD, Espérandieu pense être enfin à la bonne place au bon moment. Manque de chance, Christian de Villeneuve, dont les sympathies pour la droite sont notoires, se fait bombarder directeur des rédactions du groupe Lagardère. Un poste dont Genestar n’a pas voulu, préférant sa liberté. Voilà Espérandieu chaperonné, cornaqué. Il s’en ouvre à Didier Quillot, le patron de Lagardère Active Média. Un cordon sanitaire est mis en place, mais le directeur du JDD comprend que tout faux pas lui est désormais interdit. D’autant que la France se prépare à une campagne présidentielle des plus violentes. « Au JDD, j’avais des pressions permanentes des sbires de Lagardère, se souvient Espérandieu, mais rien d’explicite. Ils voulaient surtout savoir ce qu’il y avait dans le journal. » L’histoire Cécilia est passée par là. C’est que le JDD ne fait pas le jeu de Sarkozy. Espérandieu adore la politique, sent les coups. « J’avais fait en une : “La sensation Bayrou”. Un titre qui n’avait pas fait plaisir. On était les premiers à sentir que Bayrou montait dans les sondages. » Nicolas Sarkozy n’hésite pas à décrocher son téléphone pour s’en prendre à la politique éditoriale du JDD. « Sarkozy m’a appelé plusieurs fois pour me dire qu’il était maltraité. Exemple, ce titre : “Sarkozy, la cible”, avec une interview musclée de Jean-Louis Debré, le très chiraquien président du Conseil constitutionnel. La photo de une faisait apparaître Nicolas Sarkozy comme un petit garçon… » Du coup, c’est Laurent Solly, alors chef du cabinet du ministre de l’Intérieur, avant d’être recasé à TF1, qui se charge de convoquer Espérandieu. « Il m’a proposé de venir rencontrer Sarkozy. J’y suis allé. »

On parle sondages dans le bureau du ministre. Espérandieu se défend de toute volonté de nuire au candidat. Officiellement, une rencontre banale, comme Sarkozy adore en provoquer avec les patrons de presse. Il soliloque dans ces moments-là, laisse paraître ses sentiments, son agressivité. Il ne prend pas de risques à être lui-même, puisqu’il sait bien que toutes ces conversations sont off the record, destinées à ne pas être reproduites. En réalité, ce type de rendez-vous vaut avertissement. Espérandieu est dans le viseur de l’Élysée. Même si Sarkozy affecte de le soutenir quand les choses se corsent chez Lagardère. « Lorsque Quillot a voulu me virer, se souvient le journaliste, Sarkozy m’a fait appeler pour me demander : “Qu’est-ce que je pourrais faire pour vous ? – Rien, merci”, lui ai-je répondu. » Surtout, ne pas accepter le coup de main ministériel. Mais s’approcher de trop près de Sarkozy, voire même répondre à ses convocations, c’est déjà tomber dans un piège, faire douter ses collaborateurs du JDD.

C’est Cécilia, une nouvelle fois, qui va, sans le vouloir, déclencher le scandale.

Peu après le second tour de l’élection présidentielle, un journaliste du JDD apprend que l’épouse du futur chef de l’État n’a pas voté, dimanche 6 mai 2007. Joli scoop : on sait le couple en proie à des difficultés, même si madame a réintégré le giron familial, délaissant opportunément Richard Attias, le temps de la campagne. Elle serait malade, prétend-on dans son entourage.

Et pourtant, cette information ne paraîtra jamais dans le JDD du 13 mai, c’est le site internet Rue 89 qui la révélera. « J’étais en séminaire et je reviens au journal le samedi 12 mai, raconte Espérandieu. On m’annonce deux papiers : Cécilia est malade, puis Cécilia n’a pas voté. J’ai décidé de prendre le second article, à condition d’avoir confirmation et qu’on ait Cécilia Sarkozy au téléphone. C’était le matin. L’après-midi, j’ai des coups de fil de gens me disant que Cécilia est au plus mal. Vers 17-18 heures, je reçois le papier expliquant que Cécilia n’a sans doute pas voté. C’était l’attaque du papier. Le journaliste me dit qu’il en est sûr, mais que, en revanche, il n’a pas eu Cécilia au téléphone. J’hésite, j’appelle mes adjoints, et je décide finalement de ne pas le publier. En fait, si je n’ai pas passé le papier, c’est parce que j’avais peur que Cécilia Sarkozy ne fasse une connerie. Et puis c’est vrai, je n’avais sans doute pas saisi l’importance du truc. »

Vif émoi au sein de la rédaction, d’autant que Jacques Espérandieu n’a jamais été pris en flagrant délit de censure. Christian de Villeneuve ne manque pas d’envenimer la situation. Espérandieu a fauté, il faut en profiter pour l’abattre. Il fallait voir ces deux-là, aux obsèques du journaliste Bernard Mazières, durant l’hiver 2010-2011, s’éviter dans l’église Saint-Sulpice, tout en s’épiant du coin de l’œil. La détestation est totale. Reste que Jacques Espérandieu survit à l’épisode, même si sa réputation en a pris un coup. « Je n’ai pas revu Sarkozy après cette histoire. Mais, en juillet, on a fait une demande d’interview. Le président accepte et nous annonce plein de trucs. Mais ça se passe mal, il arrive de mauvaise humeur, il cartonne le JDD car on avait révélé quinze jours avant qu’il achetait ses costumes à Venise. Il y avait son chargé de com’, Franck Louvrier, sa directrice de cabinet, Emmanuelle Mignon, Claude Guéant sans doute… “Alors, Jacques, c’est pas possible vraiment, le JDD. J’ai jamais acheté de costumes à Venise”, me lance-t-il d’entrée. Et ça dure un quart d’heure. Je menace de partir, alors il se calme, puis l’entretien se déroule normalement. Il m’a appelé après la parution, très content. » Tout semble rentré dans l’ordre. D’autant que les chiffres de ventes tiennent la route. Et Nicolas Sarkozy a autre chose à faire, durant sa première année de présidence, que s’occuper des affaires internes du JDD. En tout cas jusqu’au printemps 2008.

Le 26 avril, le JDD publie une interview du Premier ministre François Fillon. Celui-ci a déjà opté pour une technique qu’il reprendra souvent les années suivantes : la prise de distance un rien méprisante avec Sarkozy. Le titre de la manchette : « Fidèle mais pas courtisan ». On lit, dans les pages intérieures, ces propos de Fillon : « Le président me connaît assez pour savoir que je suis fidèle, loyal, sans être courtisan. Qu’il y ait eu, entre nous, des moments de tension compte tenu de la charge de travail qui est la nôtre, c’est normal. Qu’il y ait eu des débats préalablement à l’élaboration de positions communes, là aussi, c’est normal. » Les photos illustrant l’entretien hérissent l’Élysée. « On voyait la tête de Fillon en une. D’après ce que l’on m’a rapporté, cela aurait mis Sarkozy dans un état pas possible, et ça a fortement aggravé mon cas. »

À l’époque, 51 % des Français, selon une étude d’opinion publiée par le JDD, trouvent le président convaincant. Un score dont il ferait grand cas, aujourd’hui. « Mais on n’avait mis le sondage que sur le site internet. Du coup, Sarkozy a prétendu que j’avais fait exprès de ne pas le publier dans la version papier du journal. » D’autant que l’Agence France-Presse préfère relayer un autre sondage, qui donne 51 % de Français mécontents. Le JDD est accusé d’avoir mal vendu ses chiffres. Pire, de jouer contre le camp Sarkozy.

La fin de l’ère Espérandieu approche. Il ne se fait pas d’illusions. Quelques jours plus tard, il est débarqué. Et c’est Christian de Villeneuve qui le remplace, dès le 13 mai 2008. Le coup de pied de l’âne. C’est de loin qu’Espérandieu observera, sans déplaisir, Villeneuve se prendre les pieds dans le tapis, en tentant une expérience de publication le samedi, vouée à l’échec. Puis être débarqué à son tour. Christian de Villeneuve passera ensuite par France-Soir, racheté par un oligarque russe suspecté de rouler pour Nicolas Sarkozy. Jacques Espérandieu a effectué une mission pour France Telecom. Ce n’est plus du journalisme, évidemment. Il lui reste ses souvenirs de reportages, et ce journal, Le Parisien, dont il avait contribué à améliorer la réputation. Le téléphone sonne moins souvent.

Sarko M'a Tuer
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